Naissance de l'Opéra
On pourrait croire, à lecture de certains ouvrages, que la Renaissance a véritablement « inventé » le concept de drame lyrique avec l’opéra. Il n’en est rien, bien sûr, et l’on trouve déjà les prémices de cette forme dans les « mystères » médiévaux puis dans les Sacre Rappresentazioni, Canti carnascialeschi et autres grandes fêtes princières mises en vogue à Florence par Laurent de Médicis vers la fin du XV° siècle. D’autre part, fleurit à Mantoue une forme de chant populaire appelée frottola qui, en se raffinant au contact de l’influence flamande d’un Cyprien de Rore (1516-1565), devient le madrigal, chant polyphonique dont la grande liberté prélude à une remise en question des modèles harmoniques. Giovanni Gabrielli (1557-1612), Carlo Gesualdo (1560-1613) et, bien sûr, Claudio Monteverdi (1567-1643) donnent au genre son épanouissement et le madrigal dramatique, action dialoguée à plusieurs voix, ouvre la voie au drame musical, même si aucun de ces genres ne développe de véritable action dramatique au sens où nous l’entendons aujourd’hui et si les madrigaux ne sont nullement destinés à être représentés.
Fascinés par l’Antiquité, les humanistes et artistes de la Renaissance veulent en faire revivre les fastes et la grandeur dans tous les arts, architecture, peinture, poésie et musique où le grand modèle devient la tragédie antique – du moins telle qu’on l’imaginait alors et dont la simplicité supposée amène musiciens et penseurs à bâtir de nouvelles théories harmoniques et à s’interroger sur les places respectives de la musique et de la poésie dans l’art vocal. Car la véritable naissance de l’opéra n’est pas seulement la naissance du drame chanté mais une conjonction entre la naissance d’un nouveau langage, l’harmonie au sens moderne du mot, et d’un style musical dramatique où la musique est subordonnée à la compréhension du texte grâce à l’utilisation de la monodie, chant d’un soliste accompagné par une basse continue ou l’orchestre, qui prend le pas sur la polyphonie chorale.
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Le Moyen-Âge avait connu un flamboiement sans pareil de l’art polyphonique, culminant avec l’Ars Nova puis l’Ars Subtilior. Une réaction devant cette richesse, nuisant parfois à la simple compréhension du texte, était prévisible, préparée par l’usage de plus en plus courant des réductions au luth ou à d’autres instruments des parties inférieures de la polyphonie, devenant dès lors un accompagnement de la partie supérieure. La conséquence logique de cette évolution est l’apparition, vers la fin du XVI° siècle, de la basse continue, qui voit la partie basse quitter son autonomie pour devenir la succession des sons fondamentaux de l’harmonie, sur laquelle les instruments du « continuo » – orgue, clavecin, luth ou théorbe – accompagnent le chant en se livrant à une improvisation continue. Cette évolution de la polyphonie vers la monodie accompagnée est sensible, par exemple, dans les madrigaux de Monteverdi qui abandonnent peu à peu le chant choral polyphonique pour le chant soliste accompagné par les instruments. L’emploi de la basse continue conduit également à l’autonomie de l’accord, compris non plus comme la rencontre momentanée de voix superposées mais comme une entité ayant sa propre valeur, et l’importance accordée à l’attraction de la sensible dans les accords de la cadence ouvre la voie à une conception moderne de l’harmonie.
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C’est à Florence surtout, berceau de la Renaissance, que ces cercles humanistes sont les plus actifs, notamment celui du comte Giovanni Bardi (1534-1612) qui, à partir de 1576, aimait à réunir dans sa « Camerata » des artistes tels Vincenzo Galilei (1520-1591), père de l’astronome, Giulio Caccini (1545-1618) ou Emilio de’ Cavalieri (1550-1602), tous passionnés par ce retour à la déclamation lyrique antique. Galilei résume ces recherches en 1581 dans son Dialogo della musica antica e della moderna et moderne où il définit ce qu’allait être le « stilo rappresentativo ». Il met également en musique une scène de la Divine Comédie dans le nouveau style monodique, qu’il chante en s’accompagnant lui-même. Emilio de’ Cavalieri compose en 1590 deux pastorales Il Satiro et La Disperazione di Fileno où il introduit le recitar cantando, une « autre façon de chanter qu’à l’ordinaire », puis donne à Rome en 1600 à l’Oratoire de la Vallicella, d’où le nom d’Oratorio que l’on donnera par la suite aux œuvres lyriques religieuses, la Rappresentazione di Anima e di Corpo, ouvrage chanté en style monodique, sur un sujet sacré mais cependant mis en scène et joué en costumes.
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Mais les travaux de la camerata Bardi restent surtout théoriques et, à la fuite du Comte, parti pour Rome en 1592 après la mort de Francesco de Medicis, un autre cercle, peut-être plus entreprenant, se forme autour du musicien Jacopo Corsi (1560-1604), surintendant des arts de Ferdinando de Medicis. Emilio de’ Cavalieri et quelques autres y poursuivent leurs recherches d’un drame musical comparable au drame antique dont Jacopo Peri (1561-1633), musicien des Médicis, donne le premier exemple en 1594 avec Dafne, pièce entièrement écrite dans le style recitativo, ou rappresentativo, « plus relevé que le parler ordinaire et moins régulièrement dessinées que les pures mélodies du chant […] à mi-chemin des deux », suivie par Euridice, donnée en octobre 1600 pour le mariage par procuration de Marie de Médicis et Henri IV.
La même année, Caccini, son collègue et néanmoins rival, fait représenter Il rapimento di Cefalo, puis, deux ans plus tard, une Euridice, également en style recitativo. Caccini définit ainsi le style rappresentativo dans ses Nuove musiche « Il faut presque parler en musique. […] Les passages (les ornements) ne sont pas nécessaires à la bonne manière du chant mais, je crois plutôt, à un certain chatouillement de l’oreille de ceux qui ne savent pas ce que c’est que de chanter avec passion. Pour bien composer ou chanter, il est de beaucoup plus important de comprendre l’idée et les paroles, de les sentir et de les exprimer avec goût et émotion, que de savoir le contrepoint. »
C’est cependant le vénitien Claudio Monteverdi qui va donner à l’opéra ses premières lettres de noblesse. À l’époque où il compose son Orfeo (1607), Monteverdi, maître de chapelle du duc de Mantoue, est déjà connu par ses Livres de Madrigaux où il pousse très loin les recherches expressives et harmoniques, enchaînant les modulations les plus hardies. Les Livres VI à VIII annoncent d’ailleurs les opéras à venir par l’usage de la basse continue, le recours à la monodie (ainsi dans la célèbre Lettera amorosa) et l’emploi d’un style « concitato » (agité) d’une grande mobilité expressive. Certains de ces madrigaux sont même de véritables opéras en miniature où dialoguent plusieurs personnages. Compositeur de six opéras dont seulement trois nous sont restés, sans compter les madrigaux dramatiques, Orfeo (1607), Il Ritorno d’Ulisse in patria (1641) et l’Incoronazione di Poppea (1642), Monteverdi porte à son plus haut point avec son Orfeo, « fable en musique », ce style expressif qu’il développe dans un récitatif mélodique très libre tout en employant des formes déjà éprouvées, madrigal, air de cour, ballet…
Orfeo, résumé de toutes les recherches antérieures, est également fondateur de la tragédie musicale mythologique. Un an après suit une Arianna dont seul nous reste le fameux Lamento. Monteverdi introduit avec l’Incoronazione di Poppea, son chef-d’œuvre, le genre de l’opéra historique et la forme de l’aria da capo, plus chant et orné, dont l’opposition avec le récitatif allait bientôt devenir la base de toute œuvre lyrique. Grâce à l’énorme succès de ses œuvres, sa renommée s’étend rapidement à l’Europe entière, le genre de l’opéra est définitivement installé.
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